Lieu de fortes significations, le Rize à Villeurbanne puis Sciences Po Lyon ont chaleureusement accueilli ces journées. Le Rize est un lieu ouvert et de mémoire comme nous l’a expliqué Vincent Veschambre (vidéo introductive) lors de son discours d’accueil ; lors de la première journée, nous avons pu observer l’ancrage du Rize dans le territoire villeurbannais, terre d’accueil de vagues successives d’immigrations nationales puis internationales.
La pensée territorialiste : refonder le territoire en dehors de la métropolisation
Ces journées s’inscrivent dans une volonté d’écouter, de discuter et de réfléchir aux différentes formes du renouvellement des paradigmes territoriaux d’action et de pensée que nous imposent et/ou auxquels nous invitent les crises contemporaines (écologiques et énergétiques, sociales et politiques, économiques et urbaines…), avec ici une volonté affichée de renouvellement se déployant en dehors des cadres de la métropolisation (concentration territoriale des activités et fonctions, quête d’attractivité…).
Pour nourrir un tel effort heuristique, la pensée territorialiste d’Alberto Magnaghi et de la Società dei Territorialisti/e (au sens latin d’organisation entre pairs, societas – http://www.societadeiterritorialisti.it) commence à pénétrer l’espace français de discussion, notamment grâce à la traduction de deux de ses principaux ouvrages (Le projet local, 2003 ; La biorégion urbaine, petit traité sur le territoire bien commun, 2014)
Après les usines de la Fiat à la fin des années 1970 jusqu’à l’expérience de la prison, en passant par la création d’un groupe de recherche universitaire et politique mettant au point une méthodologie, une pratique et un enseignement de la recherche-action, la pensée territorialiste s’est construite et nourrie de la trajectoire de son initiateur, s’affirmant par là comme une vision vaste, complexe et utopique du territoire. Pour une courte histoire du mouvement territorialiste, nous conseillons un article de Daniela Poli, traduit de l’italien par Christian Tamisier.
L’intervention introductive d’Alberto Magnaghi a témoigné de l’incompatibilité selon lui des deux conceptions de l’habiter que sont la biorégion et la métropolisation, renvoyant à deux modalités de la gestion, de la prise de décision et de la mémoire du territoire. A l’origine de cette divergence, l’idée que les théories économiques traditionnelles sur la croissance illimitée, intégrées à l’urbanisme depuis la Deuxième Guerre Mondiale, n’ont fait que réduire de plus en plus le territoire à un support pour des activités techno-reproductives. Par conséquent, le rôle des habitants est aussi relégué à celui de producteur/consommateur de ces lieux devenus sites, de ces routes devenues des couloirs d’acheminement des marchandises, de ces régions historiquement sédimentées devenues des espaces économiques isomorphes (cf. Magnaghi in Beccattini, La coscienza dei luoghi. Il territorio come soggetto corale, 2015, p.135).
Partant du constat de cette divergence dans les modes d’habiter entre biorégion et métropolisation, ces journées ont présupposé une inadéquation entre les phénomènes territoriaux français contemporains (de métropolisation) et les aspirations habitantes dont témoignent les multiples et diverses expériences territoriales alternatives. L’enjeu de ces journées a donc d’abord résidé dans une mise en commun des initiatives et alternatives habitantes à l’aune du concept de biorégion, en vue de soulever les points de convergence ou divergence entre ces pratiques individuelles et collectives et le biorégionalisme, entendu comme la construction de savoirs non hiérarchisés, non experts et remettant en circulation les moyens et les fins de la connaissance vers un autre projet de société.
Organisation de la journée du 23 mars
L’intervention introductive de Guillaume Faburel (vidéo 1), un des membres fondateurs du réseau français et organisateurs des journées, a présenté le programme et les différents dispositifs mis en place pour mettre en relation la diversité des publics présents.
En début de première journée, un séminaire sur « Les territoires et leurs environnements comme monde commun » a donné la parole aux collectifs dits « alternatifs » : ils ont mis en récit leurs quotidiens et questionnements, convictions et valeurs, reposant sur une volonté de réfléchir autrement le territoire en commun. En écho à ces récits sur les alternatives un deuxième public a été mobilisé (vidéo 2), qui a pris le rôle du répondant : celui des métiers de l’architecture, du paysage et de l’urbanisme. Ces alternatives ont recours à des outils et pratiques assez éloignés de ceux de l’expertise territoriale, mais surtout revendiquent d’autres formes démocratiques reposant sur un autre rapport aux savoirs (diversification des registres reconnus de connaissances, refus de catégories de savoirs devenus catégories de pouvoir…). Cet inversion des rôles avec des praticiens qui résonnent avec des initiatives habitantes participe d’une volonté épistémologique des journées qu’a rappelé Guillaume Faburel à la fin de sa présentation inaugurale : celle de « faire bégayer nos assurances » à partir de la diversité des savoirs existants (au-delà de ceux reconnus comme patentés), plutôt que de toujours vouloir produire de nouvelles connaissances…
La seconde partie de la journée (vidéo 3) s’est déroulée sous la forme d’une table-ronde intitulée « Les communs territoriaux de la biorégion », rythmée par une répartition stricte du temps de parole : chacun des 10 chercheurs ou enseignants-chercheurs avait 6 minutes pour donner son acception et sa position (souvent disciplinaire) du « commun », avant un débat avec la salle. La qualité multidisciplinaire du tour de table allant de la philosophie aux sciences politiques, en passant par l’économie, la géographie ou encore la sociologie, témoigne de la complexité des enjeux liés à la notion de commun et ses effets pour une nouvelle façon de faire de la recherche. La construction et la reconnaissance de la nécessité de savoirs autres autre que celui d’expert, souvent inscrits dans une logique gestionnaire, ont alors été le cœur des ateliers sur « Les savoirs et les savoir-faire habitants pour la biorégion » du lendemain matin à Sciences Po Lyon et du débat qui s’est tenu le jeudi après-midi sur l’« Évolution de la recherche et devenir de la recherche –action ».
La ferme du parc des Meuniers
La première des initiatives invitées à partager son expérience a été la ferme du parc de Meunier située dans le Val-de-Marne. Depuis une vingtaine d’années, la Ferme du parc des Meuniers a pour but de construire un lieu où vivent ensemble des habitants, avec pour devise, rappelée par Michel Herry, de proposer « un lieu qui vit et rassemble » ( vidéo 1). Son discours est au chevauchement entre biographie personnelle et militante. La présentation historique de la ferme prend un bon moment, car depuis désormais trente ans ce territoire est menacé par le débordement de la capitale : il ressort de cette mise en récit une certaine fierté collective, non seulement d’avoir résisté mais aussi bouleversé la situation de départ, à tel point que désormais le Département s’adresse à la ferme pour prendre soin d’autres espaces. Les ingrédients de cette victoire, faite d’efforts quotidiens, sont multiples comme Michel Herry l’explique clairement : une prise de position de principes et de valeurs communs, partagés et constituant (par une Charte) ; la conviction d’être porteurs de connaissances et d’intérêts d’autre(s) nature(s) que ceux économiques ; un va-et-vient constant avec les institutions locales ; l’inclusion sociale, l’ouverture intergénérationnelle ; la mutualisation des pratiques et une gestion tournée vers l’économie sociale et solidaire qui a marqué un moment crucial de l’histoire du lieu.
À ses côtés, un jeune chercheur indépendant, membre de plusieurs collectifs et accompagnateur de projets à la ferme, Théo Rabier démarre de façon provocatrice : « On n’est pas alternatifs, on est en continu ». Selon lui, c’est la dynamique habitante qui crée le mouvement, la recherche se situant alors sur le terrain et dans l’action pour créer de la « démocratie du quotidien ». Théo Rabier parle longuement d’une relation renouvelée aux cadres spatio-temporels : le temps des habitants est différent du temps des praticiens. Le projet se fait par conséquent à « échelle humaine » et s’adapte selon le cycle de vie des personnes impliquées. Il faut par exemple accepter qu’un projet meure s’il n’est plus porté, s’il ne trouve plus au sein du groupe les énergies nécessaires pour sa pérennisation. Ce principe repose sur celui de l’investissement personnel : personne n’est payé pour se charger de quelque chose qui n’intéresse plus personne. Il critique fortement le manque de choix politique des élus, mais reconnait que sans le cadre administratif et le soutien des collectivités, la ferme n’aurait pas vu le jour (car le foncier leur a été donné).
En réaction à ces présentations, Benjamin Giron, de l’association sur les énergies renouvelables et systèmes énergétiques alternatifs Hespul (http:/www.hespul.org), a interrogé Michel Herry et Théo Rabier (vidéo 2) sur la gouvernance qui permet à la ferme de suivre à la fois les envies, les engagements discontinus, le temps des habitants, ainsi qu’un cadre de projet pour l’acquisition de subventions et autres types d’interactions institutionnelles. Leur réponse laisse bien entendre l’effort nécessaire à ce type d’expérience pour composer avec des emboitements institutionnels qui ne sont pas les leurs. Cela a été rendu possible jusqu’à présent par l’accompagnement et la médiation des projets et des groupes de travail, qui les ont rendus acceptables pour les élus locaux et les différents évaluateurs publics. Dès lors, impossible pour Benjamin Giron de ne pas poser la question des métiers concernés et habiletés mobilisées dans ces mises en relation des initiatives habitantes et acteurs institutionnels. Mais au-delà de cette médiation, se pose la question de la mise en concurrence de ces initiatives et des bureaux d’étude (tout particulièrement ici en paysage), adressée par Guillaume Faburel aux membres de la ferme (vidéo 3) : Michel Herry est encore une fois amené à retracer l’historique des actions entreprises par la ferme pour parvenir à un équilibre avec les savoir-faire des praticiens.
L’association Ecolocal
L’intervention de Joël Aubé de l’Association Ecolocal (www.narbonafutur.com) montre bien la présence citoyenne sur différentes thématiques qui structurent de plus en plus les agendas politiques. L’association Ecolocal est effectivement née du questionnement sur les conséquences du réchauffement climatique sur un territoire fragilisé par la proximité maritime : le Narbonnais (vidéo 1). L’objectif poursuivi par cette association est de rapprocher regards et ponts de vue habitants sur ces risques climatiques et la connaissance universitaire et/ou pratique des métiers, singulièrement par la mobilisation d’étudiants.
Ecolocal a ainsi lancé en l’espace d’un an deux grands événements et multiplié les scènes d’échanges et de réflexions dans le Narbonnais. C’est une expérience collective du comment vivre ensemble, à travers les imaginaires que les habitants se font de leur capacité d’agir sur leurs territoires de vie. Comme rappelé à plusieurs reprises pendant sa présentation, ce tissage entre habitants, étudiants et militants montre clairement un clivage démocratique avec les élus locaux, qui instruisent encore souvent une relation de subordination vis-à-vis des habitants. Une rupture de communication incarne un rejet du politique, devenu « déconnecté » des réalités du terrain. Pour lui, cette situation de clivage politique, à l’aune des enjeux écologiques, est tant un contexte qu’un prétexte pour redéfinir le territoire, et tout particulièrement d’autres outils d’intervention en son sein.
En tant que répondant Frank Hulliard, fondateur de l’agence d’architecture Interland (http://www.interland.info/index.php), présente tout d’abord un questionnement plus large sur l’articulation en termes de connaissances entre l’élu et les initiatives présentées jusqu’à présent (vidéo2). Comment faire en sorte que ces projets locaux puissent rayonner à l’échelle territoriale, qu’ils fondent de véritables projets politiques et non plus viennent justifier a posteriori des orientations dites stratégiques ?
Il apparait que les outils de l’expertise territoriale sont devenus obsolètes pour ce renouveau de la vision que le réchauffement climatique impose. Ainsi, l’échelle de l’intercommunalité réduite (celle du Schéma de Cohérence Territoriale et autres documents de planification) ne constituerait plus, selon lui, une échelle de pensée et d’action pertinente. Il montre que tous les SCOT se ressemblent et qu’ils n’arrivent pas à gérer un territoire de ce fait. A l’inverse, les expérimentations du Ministère de l’Environnement visant à « faire parler les habitants », comme les Ateliers du Territoire, constitueraient de nouveaux outils dont il faudrait se saisir. Mais ce qui est plus intéressant encore est le changement de perspective qui impose la façon dont les initiatives habitantes se construisent dans le tâtonnement, l’acceptation de l’échec et la réversibilité, même si nombre de difficultés d’ordre financier se présentent. Il s’agirait d’inverser la logique des élus à savoir préalablement et d’accepter « l’incertitude » que les projets portent parfois.
La collégiale participative de Saillans
La Collégiale participative de Saillans est présentée par deux de ses habitants, l’un particulièrement intéressé à ce que leurs expériences aillent dans le sens d’un idéal démocratique et l’autre vers la mise en pratique d’outils de démocratie directe. Tristan Rechid (vidéo 1) nous rapporte qu’un des principes forts de la collégiale est l’auto-représentativité. Dès lors, le rôle du maire et son statut social évolueraient. Il esquisse brièvement l’historique du mouvement qui s’est formé suite à des protestations et résistances face à un projet de construction d’une grande surface dans la petite commune drômoise (1200 habitants), marquée par un centre historique où les commerçants sont déjà en difficulté. Des groupes de discussion naissent alors, jusqu’à parvenir à l’idée de se présenter aux prochaines élections sur la base d’un programme que les habitants ont eux-mêmes écrit. Il s’agit donc de remettre en question l’expertise technique et remettre au centre la question du langage entre expertises territoriales et habitants. Il convient, pour parvenir à cette mise en discussion du politique, d’humaniser le temps, de faire parler le temps, comme nous le dit Emmanuel Cappellin (vidéo2). Le politique agit, se forme, est acté dans le cadre du temps humain. Il s’agirait donc de « donner du temps au temps », « donner du temps pour que la démocratie puisse vivre ».
Après une courte présentation de son travail de recherche sur l’écologie des territoires à Dunkerque, Richard Pereira du Learning Centrer Ville Durable (http://learningcenters.nordpasdecalais.fr) reprend l’interrogation introductive de Tristan Rechid sur la dichotomie entre démocratie représentative et démocratie participative (vidéo3). Les instances qui cherchent à construire du consensus ne seraient-elles pas plus pertinentes si elles cherchaient à faire émerger le conflit, le dissentiment pour construire de la critique sociale en vue de l’émancipation collective ? La question n’est plus comment on peut gérer le conflit mais comment on peut stimuler la confrontation.(vidéo 4) Il introduit à cet égard la notion de « désaccords féconds » pour faire avancer les réflexions. Il s’agit de ne pas aplatir la richesse des points de vue mais plutôt de voir le désaccord de fond qui naît des positions individuelles (praxéologiques, pragmatiques, sociales…). Ceci serai comme le reflet de la réalité des échanges qui, portées par des méthodes d’éducation populaire, peuvent aboutir à la prise en compte d’un intérêt multiple. Et ici, la libération du temps apparaît prioritaire.
Le hameau des buis et la ferme des enfants
Raphaël Mellado, jeune responsable du cycle scolaire du collège du hameau des Buis et la ferme des enfants (http://www.la-ferme-des-enfants.com), intervient en binôme avec Vincent Prié, architecte-urbaniste, doctorant à l’Université Paris-Est sur les espaces délaissés urbains, pour nous narrer l’expérience auto-éducative en cours en Ardèche depuis plusieurs années (vidéo). La communauté est formée essentiellement de néo-ruraux sur un territoire qui était un espace délaissé. Considérant que « des gens peuvent eux-mêmes être des délaissés urbains », cette initiative vise à réinvestir du sens dans les trajectoires des individus par la construction de projets en commun. C’est là, comme le dit Vincent Prié, qu’éducation, nature, lien intergénérationnel et donc savoirs vernaculaires se font supports fondamentaux. Cela donne l’idée d’une relation au temps, encore une fois, ancrée dans le présent, épurée de l’idée d’une validation ou évaluation par conformité à un projet initial : « Les communs ne sont pas préparés mais se vivent », d’où la scission entre projet pensé et projet réalisé.
La communauté de l’Arche de Saint-Antoine
Ce qu’il faut prendre en compte c’est l’humain et sa quête de sens, ainsi pourrait se résumer l’intervention de Daphné Vialan de la communauté de l’Arche de Saint-Antoine, (http://www.arche-de-st-antoine.com/), à la fois récit personnel, analyse subtile et démantèlement des catégories intellectuelles et comportementales (vidéo). Lors d’une discussion avec (vidéo) Makan Rafatdjou (architecte, www.makan-rafatdjou.com/), elle souligne ainsi la nécessité du « faire-ensemble » pour réussir à « être ensemble ».
Dans la vie quotidienne de la communauté, du temps et de l’intérêt sont effectivement portés aux travaux collectifs nécessaires à la vie matérielle de la communauté, aux horaires de travail réduits et uniformes pour tout le monde, aux festivités animant la vie avec le territoire local, à la spiritualité pour assurer l’équilibre de chacun. Le principe de ritualiser les moments de festivités collectives trouve son origine dans la pensée de Joseph Lanza del Vasto, fondateur de la communauté, pour lequel la vie spirituelle et symbolique d’un collectif humain passerait par la ritualisation de sa mémoire et de sa représentation.