Episode 2 : De la relocalisation des résistances aux formes-de-vie post-urbaines

Si les résistances entreprises au cœur des métropoles semblent en fin de compte trouver leurs limites dans leur portée à la transformation – par les contraintes institutionnelles, la normalisation des conduites, la proximité avec les appareils du pouvoir… – ne devrait-on pas alors aller regarder du côté des expériences de résistances hors des métropoles ? D’autant plus qu’un foisonnement se déploie également de plus en plus aux confins voire en dehors des grandes villes métropolisées.

Au cœur de l’alternative : un foisonnement dans les marges

Les oppositions aux grands équipements résistent, pour nombre, aux projets du développement néolibéral et à leur monde, singulièrement sur les fronts des lisières extensives de l’urbain métropolitain : grands équipements de transports (aéroports, gares, contournements autoroutiers…), centres commerciaux de nouvelle génération, parcs ludiques et culturels…[1].

Dans le même temps, les styles de vie tendent de plus en plus clairement à évoluer (logement et alimentation, déplacements et éducation…) et à se délocaliser, réalisant ainsi parfois des engagements de l’ordinaire, ceux d’une infrapolitique [2]. Ils créent dès lors, quelques politicités [3], notamment dans les quartiers populaires [4]. Ils se relocalisent, notamment dans une proximité écologique, à la fois facteur de calme mais aussi souvent perçue comme la possibilité, notamment par la mise en culture de la terre, de reprendre un certain pouvoir d’agir, dans un souci de soi. Tout ceci lorsque dans ces mêmes fameuses périphéries, quelques succès électoraux visent justement à déroger à l’homogénéisation fonctionnelle et à la standardisation morphologique des grandes concentrations urbaines, comme les exemples de la collégiale participative de Saillans et la gestion communale directe à Trémargat le dessinent.

Par-delà ces besoins renouvelés de nature, la mobilisation récente des Gilets Jaunes, plurielle, est venue, à sa manière et à sa mesure, signifier éloquemment l’entrée de styles de vie dits « périphériques » en politique. Il est vrai que « [l]a métropolisation est aussi un instrument difficilement gouvernable de tri et de classement des groupes sociaux produisant des espaces toujours plus fragmentés où la démocratie fait question » [5].

En fait, entre contestations et résistances, alternatives et reprises électorales, si de plus en plus de personnes transforment diversement et directement leur réel, ils décident pour cela de s’éloigner voire de se retirer des grandes villes : autoconstruction et habitat autogéré, permaculture et circuits courts alimentaires, jardins collectifs et potagers communautaires, fermes sociales et monnaies complémentaires, ressourceries et centrales villageoises, coopératives intégrales et communautés existentielles… [6] Or, ce mouvement se nourrit abondement des impressions voire émotions évoquées précédemment et suscitées par la métropolisation des vies urbaines (cf. épisode 1).

Ras-le-bol, impressions d’étouffement, de fatigue, de « passer à côté de sa vie », ainsi qu’une envie de « simplicité », une volonté de cohérence entre valeurs revendiquées et pratiques, effectives se combinent au souhait de se rapprocher des éléments de nature, de vivre en accord avec les rythmes naturels… Le rapport à la terre est central dans nombre de ces trajectoires, qui ne se réduisent pas à des reconversions professionnelles même si les « néopaysans » [7] apparaissent comme une des figures les plus médiatisées de ce phénomène.

Constructions politiques de ces multiples résistances

Ce mouvement se nourrit de ces ressentirs, singuliers mais collectivement partagés, suscités par la métropolisation. Il forge d’autres formes-de-vie sous le visage d’enclaves décentralisées – on peut ici penser aux utopies pirates des zones à défendre [8]. Les luttes, notamment par l’occupation des lieux, instituent de nouvelles formes-de-vie par d’autres rapports au monde et aux autres. D’autres manières d’habiter s’y inventent, ainsi qu’au sein plus largement de communautés existentielles critiques [9]. Il en est de même des éco-lieux et éco-villages peuplant dorénavant tout l’espace hexagonal [10]: des expériences de vie sont menées, autour de l’écologie et de la recherche d’une certaine autonomie, notamment par l’acquisition de savoirs pratiques et situés introduisant de nouveaux rapports aux espaces et lieux de vie. Ces expériences incluent une dimension collective, reposant sur la volonté d’inventer à plusieurs ce que pourrait être un habiter écologique, situé dans un lieu et un temps donné. Les idées d’harmonie et d’équilibre – avec les autres et soi-même, comme avec les ressources naturelles et son milieu de vie – y paraissent primordiales.

À cet égard, le travail effectué par des membres du réseau des Territorialistes dans les Cévennes auprès du Collectif Vallée Longue interroge également la quête d’autonomie dans ces expériences et lieux qui dessinent la relocalisation des résistances – une autonomie qui se construit à la fois ensemble et par soi-même, dans des rapports renouvelés aux savoirs et savoir-faire. Ainsi, collectivement reliées et/ou sur la base d’initiatives singularisées, dans l’héritage de certaines expériences communautaires des années 1970 mais aussi autour de réseaux parfois distendus spatialement, mais très soudés socialement, d’autres manières de « faire village » [11] se construisent. En Vallée Longue, le souhait de partager ces expériences multiples, de réfléchir ensemble à ce qu’elles apportent, de débattre collectivement de leur sens et de ce qui pourrait y être apporté a mené à la création de rencontres et événements organisés par le collectif. Les Automnales 2018, une série de rencontres organisées pendant une dizaine de jours autour de différentes thématiques au cœur des interrogations du collectif, sont le premier événement proposé pour répondre à ce besoin et ouvrir les réflexions.

Qu’est-ce que cette relocalisation dessine ?

À la différence des premières vagues de ce qui était analysé comme un « phénomène néo-rural » de « retour à la terre », la sociologie de ces phénomènes – pluriels mais qui ont en commun une relocalisation de formes-de-vie – est plutôt hétérogène, sans que ne ressorte un parcours-type. De plus en plus diversement composé – des précaires solitaires aux ménages à fort revenu, de « l’ultra-gauche » remontée aux cadres surmenés – ce foisonnement véhicule néanmoins des « communs ». Surtout, des exemples ne cessent d’abonder. L’exemple de la gestion municipale par collégiale de Saillans est sûrement à ce jour un des exemples les plus  emblématiques et médiatisés de cette relocalisation politique [12]. Suite à une lutte menée en 2011 par des habitants, contre un projet de zone commerciale, une liste citoyenne s’est constituée et a remporté les élections municipales de 2014. Depuis, un ensemble d’expérimentations démocratiques ont été mises en œuvre dans l’optique de pérenniser un mode de gouvernance commun avec son lot de réussites, mais aussi de difficultés.

Trémargat, une petite commune bretonne d’à peine 200 habitants, est un exemple tout autant « médiatisé » que Saillans [13]. Dans les années soixante-dix, un groupe de jeunes décide de réaliser un « putsch paysan » face aux prétentions agro-industrielles du maire en place. Depuis lors, la gestion municipale est un exemple démocratique et écologique pour bien d’autres, ce qui en a fait toute sa notoriété.

La municipalité de Trémargat fait par ailleurs partie de l’association BRUDED. Née en 2005 sous l’impulsion de petites communes rurales bretonnes, l’association est aujourd’hui un réseau solidaire d’échanges d’expériences et de réalisations de projets alternatifs composé de 160 communes. Comme BRUDED à l’habitude de le dire, « ce sont des élus qui parlent aux élus ». Guipel, Hédé-Bazouges, Langouët, Laurenan, Quistinic sont autant de communes qui dessinent une autre géographie, que celle imposés par les politiques de métropolisation, et qui dans un même temps participent de la construction d’autres communs territoriaux.

Il existe par ailleurs aussi des reprises en main plus habitante qu’institutionnelle, certaines communes du plateau de Millevaches en étant la preuve. A Faux-la-Montagne et Gentioux par exemple, les habitants expérimentent d’autres rapports à l’espace empreints de respect des sociétés locales et des milieux de vie. Le Constance Social Club [14], la Renouée [15] ou encore le centre d’étude et de recherche du Chammet[16], sont autant de lieux d’action habitante qui participent d’une relocalisation politique et d’une diffusion de formes-de-vie post-urbaines.

En fait, gravitent autour de ces communes une multitude de contestations et de résistances, mais également des espaces alternatifs, dits lieux d’action habitante [17]. Entre mise en espace du commun et nouvelles formes d’engagement, ces expériences plus communales que municipales (cf. épisode 4) questionnent profondément les institutions.  Au point que de grandes institutions publiques comme l’Agence De l’Environnement et de la Maitrise de l’Energie (ADEME), ou encore le Centre d’Etudes et d’expertise sur les Risques, l’Environnement, la mobilité et l’Aménagement (CEREMA), et même le Ministère de la transition écologique et solidaire s’attachent dorénavant à suivre de loin, faute de mieux, ces expériences.

Par-delà la disqualification coutumière (nous aurions affaire à un « néolocalisme » pétri d’égoïsmes individuels), ces communs et leur multitude traceraient selon nous les premiers sillons d’une ère d’ores et déjà post-urbaine, puisque la métropolisation ne cesse de convertir l’ensemble des villes en lieux de surdensité et d’artificialité.


[1] Des plumes dans le goudron, 2018, Résister aux grands projets inutiles et imposés. De Notre-Dame-des-Landes au Val de Suse, Paris, Textuel.

[2] James C. Scott, 2008, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 270 p.

[3] Denis Merklen, 2006, « Une nouvelle politicité pour les classes populaires », Tumultes, n°27, vol. 2, Disponible en ligne

[4] Sophie Béroud, Paul Bouffartigue, Henri Eklert et Denis Merklen, 2016, En quête des classes populaires. Un essai politique, Paris, La Dispute, 2016, 216 p.

[5] Guy Di Méo, 2013, « La métropolisation : reflet et outil de la mondialisation/globalisation », Revue du Projet, n°32, Disponible en ligne

[6] Guillaume Faburel et Mathilde Girault, 2016, La fin des villes, reprise de l’action, Carnet de la décroissance, n°3, Editions Aderoc

[7] Lucile Leclair et Gaspard d’Allens, 2016, Les néo-paysans, Seuil, 144 p.

[8] Hakim Bey, 1997, TAZ. Zone autonome temporaire, Paris, L’Eclat, 90 p.

[9] Christian Arnsperger, 2009, Éthique de l’existence post-capitaliste – Pour un militantisme existentiel, Éditions du Cerf, 314 p.

[10] Cf. Thèse en cours de science politique par Lucie Lerbet (Université Lyon 2, UMR Triangle), sur les formes d’habiter et de vie produites par les imaginaires alter ou post-urbains.

[11] Geneviève Pruvost, « Faire village autrement », Socio-anthropologie, n°32, 2015, p. 21-39. Disponible en ligne. Si le travail de Geneviève Pruvost est ici axé autour de l’habitat léger, néanmoins certains constats, autour de ce qui formerait un « réseau dense d’alternatives », avec l’importance de l’hospitalité et de l’entraide, nous paraissent résonner avec le cas que nous étudions, un collectif habitant composé de personnes qui ne vivent pas une vie communautaire mais s’interrogent sur la dimension collective de leurs choix de vie orientés par des préoccupations sociales et environnementales.

[12] Gaspard d’Allens et Lucile Leclair, 2016, « À Saillans, les habitants réinventent la démocratie », Reporterre.net, Disponible en ligne

[13] Marion Guyonvarch, 2014, « Trémargat, laboratoire d’alternatives et de démocratie participative à ciel ouvert », Bastamag.net, Disponible en ligne

[14] http://constancesocialclub.org/

[15] https://renouee.millevaches.net/

[16] https://www.okpal.com/centre-de-recherche-et-d-etude-du-chammet/#/

[17] Cf. Thèse en cours de Géographie et aménagement par Thibaud Cavaillès (Université Lyon 2, UMR Triangle) sur les alternatives municipales à l’urbanisme moderne et aux formes de l’engagement dès lors développées. 

3 commentaires sur « Episode 2 : De la relocalisation des résistances aux formes-de-vie post-urbaines »

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