Episode 3 : Les communs en marge des institutions économiques et politiques

L’effervescence autour des communs

Depuis plusieurs années, les notions de biens communs et communs apparaissent comme incontournables pour penser et structurer les alternatives à l’emprise marchande des existences humaines et non humaines. La critique du néolibéralisme passerait par un questionnement des institutions économiques et des dispositifs politiques de ce jour. Ces notions assureraient à la fois la construction et la diffusion de principes partagés dans l’usage de ressources (humaines, sociales, environnementales…), et la mise en réseau d’activités alternatives qui éclosent dans les territoires autour de thèmes variés (habitat partagé, tiers lieux, monnaie locale…). Ces notions reposeraient sur un double volet d’actions qu’elles essaieraient de lier :

  • d’une part, elles relèveraient d’une approche analytique des nouveaux facteurs d’engagement, des modes de coordination et de prise de décision, etc., et conceptuelle de nouveaux cadres juridiques, des registres axiologiques de l’action, etc. ;
  • de l’autre, elles s’inscriraient dans un cadre pratique qui, partant des expériences revendiquées comme « communs », chercheraient à lever les difficultés rencontrées en interne ou dans les relations aux institutions économiques et politiques, ainsi que dans un cadre opérationnel de mise en réseau, de gestion écosystèmique d’une ressource…

Dès lors, ces notions sont mobilisées aussi bien par les champs de l’action collective [1], de la recherche scientifique [2], que les métiers de l’action territoriale [3]. Il n’est ainsi pas étonnant que les premières journées d’étude organisées par le réseau francophone des territorialistes aient questionné la construction des communs territoriaux avec des personnes issues de ces trois publics [4].

Cette effervescence peut surprendre lorsqu’on sait que les communaux existaient encore au XIXème siècle, avant la deuxième étape de la « Révolution agricole » par la mécanisation et la restructuration induite des bocages (par suppression de haies) pour laisser le passage aux machines agricoles. Mais il s’agit d’une « histoire occultée » selon David Bollier [5], notamment par la parabole néolibérale sur la « tragédie des communs » : « [l]a tragédie des communs est l’un de ces concepts de base incessamment ressassés aux étudiants, du moins dans les cours d’économie » [6]. La tragédie des communs désigne la reconnaissance, construite politiquement, du marché économique comme seul mode de régulation pérenne des ressources.  La prégnance de la tragédie des communs  explique qu’il aura fallu attendre le prix Nobel d’économie d’Elinor Ostrom sur les biens communs [7] pour faire réemerger ces réflexions.

Des biens communs aux mondes communs

La définition même du « commun » renvoie en fait au mode de gouvernance d’une ressource partagée selon des règles de gouvernement qui ne relèvent ni du marché ni de l’Etat. Elle interroge conjointement les notions de propriété et d’usage (co-propriété, propriété associative, propriété collective…) : l’usage de ressources naturelles à petite échelle pour Elinor Ostrom, l’usage de ressources localisées et particulières à une communauté pour David Bollier. Face à la privatisation et l’épuisement croissants des ressources, matérielles et immatérielles, sociales et écologiques, il conviendrait de hisser au rang de « communs » certaines de ces ressources, dont la rareté ne saurait plus être régie par les régimes publics et privés des droits de propriété, donc par l’intérêt général ou la logique de marché. Appuyé sur une critique vive de la rationalité instrumentale et évaluatrice du politique (institutions, modèles, représentativité…), il y aurait alors nécessité, selon nombre d’auteurs, d’une auto-organisation et de relocalisations démocratiques à d’autres échelles.

Dès lors, cette effervescence s’inscrit dans un double mouvement : renouer avec un héritage politique d’auto-gouvernement par des communautés et politiser l’action collective autour de certaines ressources en dehors de l’ordre politique défini par les cadres partidaires, syndicaux, associatifs… A la différence de la notion de « biens communs », la notion de « commun » refuse une réduction à une matérialité (ressource) : les communs mettraient plus amplement l’accent sur des considérations économiques [8], juridiques [9], politiques [10] et d’organisations pratiques [11].

Les « communs » sont donc ce que nous construisons collectivement pour fonder autrement nos rapports à l’altérité, largement représentée à ce jour par les crises économique et sociale, écologique et politique. Il s’agit de se lier autrement que par les règles néolibérales aux tiers (humains et non humains) et aux environnements (fleurs, arbres, pierres…). Par l’identification du rôle de chacun·e dans leurs constructions, ces communs contribueraient à créer un sujet collectif [12]. Les expériences pratiques des communs participeraient alors à la refondation de situations critiques, de subjectivités politiques, de communautés d’action et de vie.

Contrairement aux méta-récits modernes de l’occident qui visent un Progrès (ex : le productivisme comme amélioration des conditions de vie humaine, l’approfondissement des savoirs produits comme émancipation), aux universalismes institutionnels définissant a priori les groupes d’acteurs et les affaires politiques,  la construction des communs suppose ainsi d’adhérer à l’idée qu’« [i]l n’y a pas de monde commun qui préexisterait à l’expérience que l’on en fait. Il n’y a que des formes de communisation qui rendent le monde ingouvernable » [13]. En ce sens, le(s) monde(s) commun(s) demeure(nt) bien à construire [14].

Les communs font-ils commun ?

Si l’on ne peut nier le caractère mobilisateur et fédérateur de ces notions, la diversité des domaines concernés (économie, agriculture, mobilités, habitat…), des outils choisis (du numérique, de la communication non violente, de l’éducation populaire…) et des échelles impliquées (du logement au aux enjeux supranationaux, en passant par initiatives de quartiers ou déploiements de la ville) conduit à interroger leur signification plus ou moins partagée.

Or, une rapide analyse des contextes d’émergence (ex : Mouvement des sans terres, Droit au Logement) et des cultures d’appartenance (militance écologique ou de défense des droits de communautés locales, promotion de l’Economie Sociale et Solidaire…) donne à voir une distinction forte dans les positions critiques défendues. Les rapports à l’action publique illustrent ces différences de positionnement :

  • certains considèrent les biens communs ou communs comme des pratiques supplétives ou palliatives de l’action publique [15] ;
  • d’autres s’inscrivent explicitement dans une perspective radicalement alternative du néolibéralisme.

Si les communs se réunissent par leurs volontés de se soustraire à la marchandisation du vivant et des relations sociales et, à cet égard, se différencient fondamentalement d’autres actions menées aussi aux marges de l’action publique [16], ils sont aussi traversés de différences dans leurs rapports aux institutions publiques. Se pose alors la question des communs derrière cet engouement… pour les communs. Qu’est-ce qui anime leur engagement et fonde leur reconnaissance comme acte politique ?

Le 27 septembre 2019.


[1] Ex : Manifeste pour la récupération des Biens Communs, 2009.

[2] Pascal Nicolas-Le Strat, 2016, Le travail du commun, Rennes, Éditions du Commun, 308 p. ; Marie Cornu-Volatron, Fabienne Orsi, Judith Rochfeld (dir.), 2017, Dictionnaire des biens communs, PUF, Collection Quadrige, 1 248 p.

[3] Ex : rencontre annuelle de 2014 de la Fédération Nationale des Agences d’Urbanisme (FNAU) portant sur « La recherche du bien commun territorial » ; le projet scientifique « BIenS COmmuns et TErritoire – BISCOTE » du Plan Urbanisme Construction et Architecture (PUCA) développé en 2017.

[4] La construction des communs territoriaux : biorégion urbaine vs métropolisation. L’enjeu de la construction démocratique des savoirs, Lyon, 23 et 24 mars 2016 (UMR Triangle, Université Lyon 2, IEP de Lyon)

[5] David Bollier, 2014 (original 2003), La renaissance des communs, éditions Charles Léopold Mayer, p. 18.

[6] « La tragédie des communs est l’un de ces concepts de base incessamment ressassés aux étudiants, du moins dans les cours d’économie » Elle est considérée comme l’un des principes fondamentaux de la science économique – un avertissement salutaire quant à l’impossibilité de l’action collective. Après avoir fait éprouver à sa classe le frisson d’angoisse rituel, le professeur entraîne prestement ses étudiants vers l’attraction principale : les vertus de la propriété privée et des marchés libres. » (ibid., p. 34).

[7] Elinor Ostrom, 2010 (original 1990), Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Bruxelles, éditions De Boeck.

[8] Benjamin Coriat, 2015, Le retour des communs : la crise de l’idéologie propriétaire, Les liens qui libèrent, 250 p. ; Olivier Weinstein, 2015, « Comment se construisent les communs : questions à partir d’Ostrom », dans Benjamin Coriat (dir.), 2015, Le retour des communs : la crise de l’idéologie propriétaire, Les liens qui libèrent, 250 p.

[9] Fabienne Orsi, 2013, « Elinor Ostrom et les faisceaux de droits : l’ouverture d’un nouvel espace pour penser la propriété commune », Revue de la régulation, n° 14. Disponible en ligne ; Caroline Guibet Lafaye, 2014, « La naturalisation de l’appropriation privative », Revue de Philosophie Economique / Review of Economic Philosophy, De Boeck, vol. 2, n° 15, pp. 35 – 68.

[10] Pierre Dardot et Christian Laval, 2014, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte,  600 p.

[11] David Bollier, 2014, op. cité. ; Pascal Nicolas-le-Strat, 2016, Le travail du commun, Éditions du commun, 310 p.

[12] Antonio Négri, 2012, « Le Commun, c’est un “faire ensemble” », EcoRev’, vol. 1, n° 39, pp. 64 – 69. Disponible en ligne

[13] Josep Rafanell I Orra, 2018, Fragmenter le monde, Editions divergences.

[14] Bruno Latour, 2011, « Il n’y a pas de monde commun : il faut le composer », Multitudes, n° 45, pp. 38 – 41, Disponible en ligne

[15] Ex : « Quelle que soit leur échelle – de l’immeuble à la planète –, elles apportent des réponses inédites et robustes, là où la puissance publique et le marché sont souvent absents ou inefficaces. » (http://villes.bienscommuns.org/a-propos)

[16] Par exemple, toutes les monnaies complémentaires ne sont pas des communs : si une monnaie locale fédère et organise les énergies communautaires autour d’un projet territorial partagé, le bitcoin est géré comme un bien privé à visée principalement spéculative (cf. Rapport Magnen et Fourel, 2015, D’autres monnaies pour une nouvelle prospérité).

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