L’agencement spatial des trois communs habiter/coopérer/autogérer peuvent s’incarner dans la notion de biorégion que le territorialisme italien défend comme alternative territorialisée à la métropolisation. Toutefois, au regard de la déprise de plus en plus remarquée des espaces urbains et de l’inversion initiée des imaginaires de la ruralité, nous nous écartons ici de sa qualification « urbaine » (biorégion urbaine) dans la pensée territorialiste nord italienne – même si elle reflète sans doute davantage une culture disciplinaire des savoirs d’émanation, l’architecture, sujet sur lequel nous reviendrons. Il s’agirait d’« un ensemble de systèmes territoriaux locaux fortement transformés par l’homme, caractérisés par la présence d’une pluralité de centres urbains et ruraux organisés en systèmes réticulaires et non hiérarchisés » [1]. Nous retiendrons sur ce point qu’une biorégion correspond à un territoire dont les limites ne sont pas définies par des frontières administratives, mais par des seuils géographiques qui prennent en compte tant les communautés humaines que leurs écosystèmes de vie.
La biorégion comme communauté de vie et d’action
La notion de biorégion permet donc, a minima, dans l’œuvre d’agencement, de repenser les contours d’un territoire, particulièrement à l’ère/aire du changement d’échelle de la massification urbaine, entériné par l’extension des périmètres d’action métropolitaine. Surtout, contrairement à la croissance et à l’extension sans cesse vantées, cet agencement part des marges et périphéries dessinées par la finitude des ressources et, dès lors, par les seuils de leur préservation. Il découle donc non seulement des fonctionnements socio-écologiques critiques mais également des règles de coexistence ayant pu, historiquement, en découler. La biorégion compose alors certes une forme spatiale et des esthétiques paysagères singulières (celles du refuge et de la polyculture), mais plus encore se compose :
- d’expériences pratiques communes (bassins de vie, pays géographiques…) et, dans le prolongement, d’un imaginaire créatif (ex : celui du ménagement par l’autonomie),
- de formes communautaires (ex : celles des alternatives) et, dedans, d’une autre organisation politique (l’autogouvernement).
Ces formes émergentes d’autogestion et leurs relocalisations témoigneraient de la construction démocratique d’un polycentrisme, non plus celui technico-fonctionnel de la (multi)polarité (qui opère un retour en force dans les débats métropolitains), mais politique dans le sens confédéraliste du terme : petites unités humaines libérées qui s’autogouvernent, appuyées sur des systèmes économiques locaux, des ressources énergétiques de proximité… portant une attention forte au soin coopératif des milieux de vie.
En ce sens au moins, face au mantra métropolitain et à sa logique d’extension (morphologique et institutionnelle), l’approche développée par le réseau français des territorialistes privilégie d’abord l’angle des constructions politiques périphériques comme nouvelles politicités (cf. épisode 2). Car, « [de] quoi se compose aujourd’hui ce qu’on appelle communément la politique ? D’un répertoire pathétique d’imitations d’imitations d’imitations de ce qui fut un jour, il y a des dizaines d’années, voire des siècles, de grandes inventions, de grandes instaurations d’œuvres collectives (…). D’un côté une multitude, de l’autre, quatre ou cinq concepts. Et l’on voudrait composer le premier avec les seconds ! » [2].
A cet égard, le réseau s’intéresse notamment aux perspectives de la démocratie directe et de l’écologie sociale radicale proposées dans le sillage de Bookchin [3] par le municipalisme et son confédéralisme, c’est-à-dire une « société à taille humaine, décentralisée, composée de communautés politiquement autonomes et regroupées en fédération ». Il s’agit certes de développer un espace dans lequel chacun·e, se sentant entièrement impliqué·e, puisse décider avec les autres, trouver sa place et exprimer pleinement son potentiel et ses envies, dans la quotidienneté de sa vie et sa portée critique [4]. Mais, pour ce faire, ce principe de décentralisation traversé de pensée post-étatique, vise à instaurer une propriété collective des moyens de production, dans une perspective de démondialisation et de post-croissance (voire de décroissance).
Il est vrai que, suivant en cela Bookchin et les quatre épisodes précédents, toute forme de gouvernement centralisé est source de domination, donc toutes les expériences de démocratie directe doivent résister et s’opposer à l’Etat-Nation, au capitalisme et à son marché ainsi qu’à l’urbanisation et à sa densité. Or, si l’on remarque ailleurs, au Québec notamment, que « [l]a sous politisation du palier municipal représente une fenêtre d’opportunité, un espace politique à occuper pour favoriser la réappropriation collective des milieux de vie » [5], il s’agit surtout de viser plus que la seule décentralisation des pouvoirs de décision et d’administration, une organisation politique clairement destituante, seule à même de produire une solidarité inter-territoriale (afin d’éviter la concurrence des territoires et l’austérité dès lors en fait recherchée) par la réorientation/relocalisation de l’économie et alors la reconsidération véritable des principes de justice sociale et écologique, donc de l’urbanisation du monde.
Toutefois, dans l’effervescence du moment sur le municipalisme et sur l’œuvre de Bookchin, face aux abus interprétatifs des mobilisations militantes et aux manquements à la rigueur intellectuelle [6], il convient de clarifier cette notion et d’en définir notre propre acception.
Municipalisme libertaire et communalisme : quelques clarifications
C’est à Murray Bookchin que revient la mise en lumière du communalisme, mais ce concept est à la fois pratiqué bien avant lui, notamment au Moyen-Âge, et théorisé par certains anarchistes. Murray Bookchin est un militant et philosophe américain, fondateur de l’écologie sociale comme un projet de société qui reposerait sur les principes du communalisme et du municipalisme libertaire. Or, à la différence de ce qui a pu être par exemple écrit par Durand Folco, le communalisme n’est pas « un simple synonyme du municipalisme » [7]. Pour Murray Bookchin [8] la différence est claire :
- Une Municipalité est une instance politique de gouvernement. C’est l’aspect exécutif d’une commune, son gouvernement local.
- La commune est une entité géographique composée d’habitants, administrée par la Municipalité.
- Le communalisme est un système de gouvernement dans lequel des sociétés locales autonomes sont reliées entre elles dans une fédération [9].
- Le municipalisme libertaire est la praxis révolutionnaire du système communaliste [10].
Le communalisme s’inspire alors autant qu’il se démarque à la fois du marxisme et de l’anarchisme. Le communalisme s’inspire de la critique faite par Marx des rapports marchands, se nourrit de sa philosophie militante et également de sa pensée globalisante. Or, comme le rappelle Murray Bookchin, mais aussi Karl Marx dans l’introduction de son ouvrage majeur Le Capital, sa théorie n’a lieu d’être que dans son contexte d’émanation, c’est-à-dire la Révolution Industrielle. En somme, la différence fondamentale entre le communalisme et le communisme, si l’on doit en retenir une, est le refus catégorique de l’Etat et de ses institutions territoriales [11]. De l’anarchisme, le communalisme emprunte clairement son anti-étatisme. Il s’inspire de son confédéralisme et reconnait clairement les dérives autoritaires des systèmes hiérarchiques. Cependant, le communalisme, à la différence de l’anarchisme, refuse la prise de décision par consensus et autorise la prise de décision à la majorité. De plus, l’engagement électoral dans les conseils municipaux est permis, en vue de constituer des assemblées populaires législatives et exécutives, ayant pour finalité de destituer l’autorité de l’Etat par des moyens d’action révolutionnaire, qui restent à concevoir selon les situations [12].
De quelques errements militants : le municipalisme libertaire n’est pas un citoyennisme municipal
Par ailleurs, comme nous l’avons vu dans les épisodes 3 et 4 de la vision territorialiste, le commun ne fait pas toujours commun dans les sphères militantes s’en réclamant. Si la remise en question du néolibéralisme semble partagée, les modes d’action – plus particulièrement leur radicalité – et, dedans, leurs rapports aux institutions d’Etat varient très fortement. Plus encore, l’ouvrage de Folco précédemment cité a connu un certain retentissement dans les milieux militants en France. Au moment de son édition, en 2017, des listes participatives commençaient à se constituer. Au même moment, les expériences espagnoles et kurdes inspiraient plus que jamais une partie de la gauche française, à la recherche d’un renouvellement des moyens d’action politique en dehors des logiques traditionnelles de partis.
Mais, par une multitude de références, philosophiques et politiques, l’auteur oscille imprudemment entre des idées tantôt insurrectionnelles, tantôt réformistes, avec une aisance surprenante. Il se détourne très rapidement du caractère libertaire du communalisme de Murray Bookchin. Voilà pourquoi il parle de municipalisme et non pas de municipalisme libertaire. Cette valse-hésitation quant à son positionnement politique atteint son paroxysme dans son concept de « patriotisme communal », oxymore révélateur d’une pensée confuse. Par ailleurs, au même titre que beaucoup d’universitaires bourgeois très contemporains, la ville y est érigée en fétiche et, dans un même mouvement, les limites de la puissance subversive des résistances métropolitaines ne sont pas posées [13].
Comme de nombreux penseurs anarchistes de l’époque et ceux s’inscrivant dans leurs sillages (Henri Lefebvre, David Harvey…), Murray Bookchin inscrit sa pensée politique dans la dialectique aliénation / émancipation par l’urbain, notamment par une réduction spatiale du politique aux seuls lieux urbains. S’il prend acte de l’urbanisation massive qu’il indique comme « créature de l’État », s’il alerte sur l’écart toujours plus grand entre l’urbs (forme physique) et la civitas (organisation politique voire corps politique par la citoyenneté), il présente toutefois la ville comme le berceau de la vie politique : « La formation des cités a représenté dans l’histoire de l’humanité une transition complète de l’existence tribale vers l’existence civile… » [14]. Il salue les perceptives révolutionnaires des villes : « On peut même affirmer que les cités ont fréquemment constitué la principale force d’opposition aux Etats impériaux et nationaux depuis les temps anciens jusqu’aux époques récentes » [15]. Selon nous, les perspectives municipalistes ne peuvent se fondre ce jour dans des centres métropolitains, ces derniers étant le creuset d’un capitalocène plus que jamais mortifère [16]. Ce sont les territoires dits de la périphérie qui seraient le terreau favorable pour de nouvelles vitalités politiques. Ce sont dans les marges, les lisières, dans la « France moche », dans le fameux « désert français », que l’on voit des personnes transformer directement leur réel, en s’éloignant des grands centres urbains, pour faire différemment [17].
En outre, à l’heure où nous assistons à une effervescence de listes municipales se réclamant du municipalisme, il semble nécessaire d’opérer des distinctions. Il existe un rapport ambigu qu’entretiennent les collectifs citoyens et leurs théoricie·ne·s… aux institutions : ils la dénoncent tout en y participant. Loin d’un « lobby citoyen », la pensée territorialiste porte son attention sur des expérimentations qui, ne se réclamant pas du municipalisme, construisent et pratiquent pourtant réellement d’une organisation politique autonomiste et libertaire ; comme le montre le ménagement de lieux du commun particulièrement à Faux-la-Montagne et Gentioux ou encore Trémargat [18]. C’est aussi dans des communautés qui expérimentent, dans l’ombre, des manières de s’organiser différemment, par exemple les prises de décisions au consentement dans l’écovillage Eotopia. Il nous semble que c’est dans ces expériences-là que pourraient advenir des formes d’un communalisme réel.
Dépassement du municipalisme par la biorégion
Enfin, le municipalisme développé par Bookchin ne questionne pas les territoires dans leur organisation politique entre eux. Pour Bookchin, le confédéralisme se ferait simplement sur la base des communes libérées. Or, la pensée biorégionaliste insiste justement sur la nécessité de penser les interrelations, sociales, écosystémiques, culturelles, etc., des lieux autonomes. Il s’agit de remettre en question les frontières administratives, donc les municipalités, et de construire selon les réalités locales des formes de gouvernance propre et singulière. Du municipalisme de Bookchin nous gardons donc la perspective émancipatrice des populations, mais tenons à l’enrichir fondamentalement par la pensée biorégionaliste qui fait très clairement place aux situations locales. Le confédéralisme est essentiel à la construction politique, mais pourquoi le penser à partir des systèmes administratifs qu’il convient pourtant de dépasser ?
Le découpage administratif de la commune provient en fait de la révolution française et s’appuie largement sur les paroisses de l’Ancien régime. Il semble, à bien des égards, que si ces territoires ont connu des mutations importantes, ces découpages restent le fruit d’une vision de la centralisation étatique. D’ailleurs, aujourd’hui, l’institution municipale, notamment celle des villes, est traversée par des enjeux qui la dépassent et cela reste de ce fait une porte d’entrée de l’État dans les affaires territoriale, l’assurance d’un certain contrôle sur les espaces qui composent la Nation [19]. Mais plus encore, entre les grandes municipalités urbaines et les autres, la domination sur les territoires ne permet pas d’appréhender les lieux dans des logiques sécessionnistes et destituantes. Il semble pourtant impératif pour tout projet politique de penser l’émancipation des territoires institués par l’État, et ses métropoles.
La biorégion fournit en fait un véritable espoir pour une organisation politique respectueuse des communautés biotiques et humaines, et de leurs espaces. Elle permet de penser l’équilibre des milieux et de ses formes de vie, depuis l’écologie radicale nord-américaine [20] et alimentée par les apports culturalistes italiens [21]. Il s’agit de penser une géographie de l’action pour une expérience pratique de l’autonomie et notamment de l’autonomie politique. Loin de renier l’héritage de Bookchin, il semble néanmoins nécessaire de faire quelques pas de côté sur les lieux de l’action en opérant une double sortie : à la fois des grands cadres urbains mais aussi des cadres institutionnels qu’ils actualisent, pour l’accomplissement d’une émancipation par l’autodétermination. Il n’est pas question de créer un autre modèle qui viendrait s’imposer comme méthode d’action mais bien de proposer une nouvelle construction politique centrée sur l’autonomie pour que chacun.e puisse s’en saisir et la faire à sa main [22].
[1] Alberto Magnaghi, 2014, La biorégion urbaine : petit traité sur le territoire bien commun, Ecosociété, 302 p. (p 82).
[2] Bruno Latour, 2017, Où atterrir ?, Paris, La Découverte, 160 p.
[3] Murray Bookchin, 2011, Une société à refaire. Vers une écologie de la liberté, Montréal, Écosociété, 302 p. et 2016, Au-delà de la rareté. L’anarchisme dans une société d’abondance, Montréal, Écosociété, 280 p.
[4] Ibid.
[5] Jonathan Durand Folco, 2017, À nous la ville ! Traité de municipalisme, Montréal, Écosociété, 198 p. (p.153)
[6] Cas d’espèce en ces temps de boulimie participative et de remobilisation des Think Tank : « Municipalisme : de l’émancipation citoyenne au pouvoir politique en commun », de l’Institut de recherche et de débats sur la gouvernance, septembre 2017.
[7] op. cit.
[8] Murray Bookchin, 2015, « The Communalist Project », In The Next Revolution. Popular Assemblies and the Promise Of Direct Democracy, New-York, Verso, p. 31.
[9] Ibid., p.26.
[10] Ibid., p.31.
[11] Ibid., pp. 17-36.
[12] Ibid., pp. 17-36.
[13] Guillaume Faburel, 2018 (rééd. poche 2019), Les métropoles barbares. Démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Le passager clandestin, 368 p.
[14] Murray Bookchin, Pour un municipalisme libertaire, Red. 2018, Atelier de création libertaire, 2003, 60p, p.20.
[15] Ibid, p.24.
[16] Guillaume Faburel, 2018 (rééd. poche 2019), Les métropoles barbares. Démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Le passager clandestin, 368 p.
[17] Ibid.
[18] Cf. Thèse en cours de Thibaud Cavaillès, Université Lyon 2, UMR Triangle
[19] Epstein Renaud, 2006, « Gouverner à distance », Esprit, no 11, pp. 96‑111. Disponible en ligne
[20] Berg Peter et Raymond Dasmann, 2019, « Réhabiter la Californie », EcoRev’, Vol. 47, no. 1, pp. 73-84. Disponible en ligne
[21] Alberto Magnaghi, 2014 (original 2010), La biorégion urbaine, petit traité sur le territoire bien commun, Eterotopia France, coll. « rhizome ».
[22] Cf. Thèse en cours de Maële Giard, Université Lyon 2, UMR Triangle.
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