Dans les métropoles, la même sky line, les mêmes berges, les mêmes festivals… Cette homogénéité des paysages et des activités nous arrache de la possibilité d’expériences singulières de nos lieux de vie, d’autant plus lorsqu’on se sent « soumis » à des fournaises urbaines. Soumis à cette artificialisation, peut-on encore s’y sentir en résonance au monde ?
Au creuset de la critique des mutations métropolitaines de nos existences (cf. épisode 1) et des expériences de communs dans les périphéries (cf. épisode 4), se situe la notion d’habiter. En effet, l’habiter désigne une expérience d’un lieu qui, en suscitant des émotions, vivifiant des représentations, remémorant des désirs, etc., oriente nos affects pour ce lieu et nos projections dans celui-ci. Les rapports affectifs à ces lieux peuvent alors puiser dans différentes sources : leurs proximités et leurs familiarités, les imaginaires qu’ils véhiculent et les rêves qu’ils charrient en nous…
Ainsi, l’habiter combine de différentes manières vécu et idéalité : notre vécu est déterminé par la recherche des signes de notre lieu idéal, notre lieu idéal est construit à partir d’imaginaires sociaux (ex : règles de la sociabilité) et d’expériences marquantes (ex : environnement durant la petite enfance)… Plus précisément, la notion d’habiter permet de comprendre comment la critique sociale et les engagements individués sont orientés par les affects que suscitent certaines expériences spatiales et imaginaires territorialisés. Habiter est « se construire territorialement dans le monde et pouvoir ainsi s’approprier, s’identifier, se projeter à chaque instant sur un lieu du Monde » (Hoyaux, 2006, p. 123) [1].
L’habiter comme expérience première
L’habiter constitue l’expérience première que nous entretenons avec la totalité des lieux et milieux de nos existences et expériences. C’est même, selon Heidegger, l’expérience humaine la plus fondamentale de notre rapport au monde, la « manière dont les mortels sont sur la terre » (Heidegger, 1958, p. 175) [2]. C’est ce caractère universellement partagé, dans la diversité des formes qu’elle prend, qui donne toute sa force politique à cette expérience : elle facilite sa mise en mots et sa compréhension mutuelle (Lazzarotti, 2006) [3].
Mais surtout, cette expérience revêt une dimension politique car, par cette expérience, l’individu s’affirme comme l’acteur premier de sa réalité géographique (Paquot, Lussault, Younès, 2007) [4], l’acteur principal de sa réalisation en tant qu’être qui fait sens (Hoyaux, 2002) [5]. L’habiter se construit formellement en même temps qu’il s’éprouve. « Nous n’habitons pas par ce que nous avons « bâti », mais nous bâtissons et avons bâti pour autant que nous habitons » (Heidegger, 1958, p. 175) [6]. C’est la pratique d’un lieu qui lui confère un sens, sans pour autant que l’usage détermine ce lieu : le sens renvoie aussi à des héritages individués et socialisés, situés et spatialisés.
Ainsi, telle la monade, le sujet est par l’habiter indissociable de son monde, une localité protectrice et familière, qu’il construit, habite et imagine (Lolive et Soubeyran, 2007) [7].
Peut-on habiter les métropoles ?
Sur le plan anthropologique, l’habiter est toujours aussi résistance à la conformation attendue à des styles de vie. Or, la métropolisation constitue, comme nous l’avons vu (cf. épisode 1), une expérience homogénéisante de l’espace : celle d’une artificialisation et d’une déterritorialisation croissantes des existences, qui :
- Arrache les individus de leurs lieux de vie et des expériences singulières qu’ils peuvent en faire, notamment par la surenchère mobilitaire ou la dépendance connectique ;
- et, en réaction, propose une resubjectivation néolibérale des individus en s’imposant comme un tropisme expérientiel unique (Lasch, 2002) [8] – la métropolisation s’étant étendue spatialement et ayant colonisé tous les pans de nos existences (par l’industrialisation des régimes alimentaires par exemple) – et en déterminant les désirs sociaux, de consommation et de mobilité surtout (Clouscard, 1981) [9], à l’aune de ses capacités à tautologiquement y répondre.
S’entérine spatialement la contradiction ontologique fondamentale qui traverse toute l’histoire de l’humanité, entre être et avoir. Ici, la métropolisation définit l’être par l’avoir. « (…) les entrepreneurs et les consommateurs individuels construisent, achètent, vendent, luttent, innovent, se tiennent occupés et créatifs, recherchent le succès et les opportunités de croissance, tout cela pour évincer la conscience de la perte métaphysique ultime, c’est-à-dire leur fragilité et leur mortalité » (Arnsperger, 2009, p. 217) [10].
L’expérience de l’habiter métropolitain suscite deux réactions consubstantielles à la subjectivation néolibérale, qui conduisent les individus à s’écarter des servitudes passionnelles par une perspective critique sur le rôle croissant de la densification et de l’artificialisation dans nos existences, voire à donner vie à d’autres régimes affectionnels (des affects positifs) par ses manières d’habiter :
- un refus croissant d’être, par la seule conformation interne aux styles de vie attendus de la marchandise, certes pour certains des résistants mais simultanément, à leur corps défendant, aussi des agents involontaires du capitalisme à la fois culturel et infrastructurel (squats culturels, urbanisme transitoire, mobilités « douces » et électriques, jardins partagés…) ;
- une désaffiliation écologique et politique par la dissidence spatiale voire la sécession territoriale face à l’hubris consumériste et la représentation démocratique qui, par ses rituels professionnels et son autoritarisme croissant, est devenue le levier premier de cette conformation (le parlementarisme et le participationnisme de la « citoyenneté urbaine »).
L’habiter périphérique : une expérience refondatrice des imaginaires du politique
De l’expérience métropolitaine naitraient donc des « modes de subjectivation dissensuels » (Rancière, 1998, p. 184) [11], mûris et motivés de l’expérience du biopouvoir urbain et de son gouvernement croissant des corps, c’est-à-dire l’assujettissement économique et l’ordonnancement politique des vies. Face à la négation de la puissance d’agir des individus des métropoles, se construisent d’autres formes-de-vie (Agamben, 2014) [12], dans les lisières, les marges, les campagnes reculées ou les petits bourgs dits dévitalisés.
Alors que la ville incarne depuis longtemps l’espace d’expression du politique (Salomon-Cavin et Marchand, 2010) [13], en se construisant sur quelques symboles socio-spatiaux forts de démocratie urbaine (ex : Athènes) ou révolution urbaine (ex : la Commune de Paris), force est de constater que les espaces périphériques produisent par l’habiter écologique, des imaginaires politiques féconds qui alimentent de nombreuses trajectoires : du déménagement en marges périurbaines au projet de vie autonome ou la vie en communauté, en passant par la reconversion professionnelle ou l’aspiration à d’autres natures. La mondialité urbaine ne saurait plus être, depuis son réacteur intérieur, le creuset démocratique de notre propre puissance d’agir, ni le vecteur écologique de notre propre devenir.
Paradoxalement, alors que certain.e.s parlent encore de civilisation urbaine, elle est en fait celle d’une reconfiguration spatiale de la critique sociale ou, du moins, de la reconnaissance sociale que ces espaces alimentent des désirs politiques et assurent les ressources pour nourrir la puissance d’agir de leurs habitants. La ville, la grande, augmenterait bien encore la puissance d’agir de chacun… mais en son dehors et malgré elle. C’est ainsi que certaines périphéries – peu peuplées, éloignées des centres métropolitains – cristallisent au contraire des représentations positives. Elles sont perçues comme des espaces de liberté qui permettraient de faire sécession à l’égard de formes-de-vie urbaines placées sous le signe de la dépendance et de l’opulence. Loin d’être des espaces périphériques dépendants d’un centre métropolitain [14], ce sont à leurs mesures des espaces par et pour lesquels est visée une forme d’autonomie.
Pourtant, nombre de chercheur.e.s en sciences humaines et sociales voient encore dans les mondes urbains d’aujourd’hui l’ensemble des ressources plus ou moins latentes et communes pour sa transformation intérieure, par exemple sous l’égide de l’écologie (Lapenna, Younès, Rollot et D’Arienzo, 2016) [15]. De même, certain.e.s s’évertuent toujours et encore, comme à la grande ère thermo-industrielle du capitalocène, à cultiver quelques chimères téléologiques de l’émancipation (Durand-Folco, 2017) [16]. Irrémédiablement engagée sur une pente post-démocratique (Pinson, 2010) [17], comment l’urbain métropolisé pourrait-il encore, qui plus est par de tels imaginaires institués, offrir un quelconque potentiel régénérateur d’un avenir écologique de plus en plus sombre ?
[1] André-Frédéric Hoyaux, 2006, « Pouvait-on habiter un camp de concentration sous le nazisme ? », Travaux de l’Institut de Géographie de Reims, n° 29-30 (115-118), pp. 123 – 136.
[2] Martin Heidegger, 1958, Essais et Conférences, Paris, Collection Tell, Editions Gallimard, p. 175.
[3] Olivier Lazzarotti 2006, L’habiter, la condition géographique, Paris, Belin, coll. « Mappemonde », 287 p.
[4] Thierry Paquot, Michel Lussault et Chris Younès (dir.), 2007, Habiter, le propre de l’humain, Editions la Découverte, 390 p.
[5] André-Frédéric Hoyaux, 2002, « Entre construction territoriale et constitution ontologique de l’habitant : Introduction épistémologique aux apports de la phénoménologie au concept d’habiter », Cybergeo: European Journal of Geography, §2.
[6] Martin Heidegger, 1958, op. cit., p. 175
[7] Jacques Lolive J. et Olivier Soubeyran (dir.), 2007, L’émergence des cosmopolitiques, Paris, Editions La Découverte, coll. Recherches, 384 p.
[8] Christian Lasch, 2002, Le seul et vrai paradis : une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques (The True and Only Paradise, 1991), Editions Climats, 512 p.
[9] Michel Clouscard, 1981, Le Capitalisme de la séduction – Critique de la social-démocratie, Éditions sociales, Coll. Problèmes, 247 p.
[10] Christian Arnsperger, 2009, Ethique de l’existence post-capitasliste. Pour un militantisme existentiel, Paris, éditions Cerf, 320 p.
[11] Jacques Rancière, Aux bords du politique (deuxième édition augmentée), Paris, La Fabrique, 1998, p. 184.
[12] Giorgio Agamben, 2014 (trad. 2015), L’usage des corps. Homo Sacer, IV, 2. Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 393 p.
[13] Joëlle Salomon-Cavin et Bernard Marchand (dir), 2010, Antiurbain. Origines et conséquences de l’urbaphobie, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 329 p.
[14] Pruvost G., 2015, « Faire village autrement », Socio-anthropologie, n°32, p. 21-39
[15] Annarita Lapenna, Chris Younès, Mathias Rollot et Roberto D’Arienzo (dir.), 2016. Ressources urbaines latentes. Pour un renouveau écologique des territoires, MētisPresses.
[16] Jonathan Durand Folco, 2017, A nous la ville ! Traité de municipalisme, Ecosociété
[17] Gilles Pinson, 2010, « Aménager le changement », Territoires 2040, n° 1.