Pour cette fois, je voudrais proposer une réflexion d’actualité qui ne fasse pas écho à un événement politique, social, économique, etc., mais s’inscrit dans une réalité plus ordinaire et nous ancre dans un rythme saisonnier et environnemental : l’activité potagère du début d’été.
Un parallèle se dessine entre, d’une part, les pratiques et les temporalités potagères de ces jours-ci, de l’autre, une perspective territorialiste sur les réponses à apporter aux crises sanitaire et écologique.
Sortir de la chaîne comportementale de l’urbain dense
La Covid a révélé un sentiment primordial de dépendance aux services et équipements étatitques et métropolitains au quotidien pour assurer des besoins premiers.
Parmi ces liens de dépendance, la question alimentaire s’est avérée particulièrement criante, aussi bien pour le quotidien d’habitants que pour les visions territoriales d’acteurs métropolitains. Si ces derniers y ont répondu par des réflexions sur la complémentarité spatiale avec les périphéries enfermées dans un rôle de « ceinture verte » c’est-à-dire de dépendance fonctionnelle aux métropoles, la réponse habitante a davantage relevé de l’action directe par la recherche des moyens de production alimentaire. En attestent le succès des semences paysannes ou l’annonce d’un désir de départ des grandes villes (pour 200 000 ménages en avril 2020).
Ainsi, le vécu différencié du confinement et du déconfinement entre, d’une part, les grandes villes et, de l’autre, les espaces ruraux ou périurbains et les petites villes, notamment par l’accès à des espaces « verts » et la taille des logements, révèle la dimension géographique et sensible de notre empuissantement ou, à l’inverse, de notre sentiment de dépendance voire d’aliénation.
Le potager comme lieu d’empuissantement
L’accès à la terre (parfois par le déménagement) apparaît comme une des premières conditions pour une transformation de ses manières de vivre vers plus d’autonomie, en offrant la possibilité (même partielle) de s’alimenter. Mais surtout, la culture de la terre à des fins vivrières (potager, verger, poulailler…) semble assouvir un désir de ré-empuissantement, c’est-à-dire de renouer avec un élan vital d’action selon ses propres volontés. Elle opère une reconstruction de l’image de soi nécessaire pour penser ses capacités à agir.
Tout d’abord, elle permet de nous sortir d’un sentiment de passivité ou d’attente : on se sent agir. Il ne s’agit pas seulement de gestes corporels mais aussi d’une projection de soi dans les actions à venir (arrosage, paillage, tuteurage…). On s’inscrit dans une forme de continuité de l’être, à l’inverse des injonctions modernes à la recherche constante de transformation pour la différenciation sociale.
Cette représentation unifiée de soi s’accompagne d’un fort sentiment de fierté de voir ses capacités à « produire », particulièrement lorsque l’hyperspécialisation conduit à un fractionnement des activités professionnelles (Graeber, 2018) et la bureaucratisation traverse l’ensemble de nos activités sociales même dans les secteurs manuels (facturation, dossier de subvention, etc. – Hibou, 2013). Avec la culture de la terre, il n’y a pas de distanciation au produit final qui rend difficile nos capacités à nous rappeler l’utilité sociale ou la finalité de nos activités socio-professionnelles. Au contraire, la pertinence de l’action y est souvent évidente par la possibilité de subvenir aux besoins de ses proches ou de partager (parfois sous la forme d’échange de culture) avec des amis et des voisins. Je n’y ressens aucune expression viriliste d’une société de chasse, car femmes et hommes peuvent aussi bien ressentir cette fierté.
Enfin, la culture de la terre est aussi une expérience sensible avec des matières primaires : la terre, l’eau, les plantes, le soleil ou la pluie. Son contact s’avère à cet égard libérateur d’un certain nombre de comportements attendus car notre corps y est transformé (temporairement) en dehors des normes sociales de « beauté » (particulièrement féminine) : on transpire, on est sali par la boue, on a des traces de bronzage… Libératrice de pressions sociales, cette expérience sensible nous offre les conditions d’un sentiment d’apaisement. Certains y voient même une expérience spirituelle car la culture de la terre permettrait d’observer « la création » en cours et de nous « relier » à une entité qui nous dépasserait.
Le rythme saisonnier dans l’acception de la finitude humaine
Toutefois, on aurait tort de penser que la culture de la terre ferait de nous de futurs idéologues qui, rassurés par leurs capacités, chercheraient à soumettre la réalité à leurs visions du monde ou désirs pour la société. Certes, elle permet de nous reconstruire dans une certaine continuité, fierté et expression corporelle de soi ; mais elle soulève aussi nos fragilités et vulnérabilités liées à la condition humaine et à nos modes d’organisation socio-territoriale.
A cet égard, la période du début de l’été me paraît particulièrement féconde pour la réflexion, car c’est une période de latence entre la forte activité potagère du printemps (semis, repiquage, paillage…) et la récolte des légumes d’été. Elle facilite la déconstruction de certains imaginaires qui guident nos représentations de l’individu moderne : la quête de croissance permanente comme expression d’une amélioration sociale voire spirituelle, et le sentiment de maîtrise du réel par l’action. L’activité potagère se révèle en ce sens assez éloignée des désirs de vacances, souvent tournées autour d’une consommation (de loisirs, de boissons…) ou d’une recherche d’altérité (pour les aventuriers) : si ces comportements semblent réconfortants, c’est notamment car, par le divertissement permanent et la coupure avec un univers familier, ils nous garantissent une forme de soulagement lors du « retour à la normal », même s’il s’agit d’un quotidien stressant par son ancrage dans l’urgence et la dépendance
En effet, il s’agit d’une période de latence donc de ralentissement. Nous devenons attentifs aux moindres signes de succès (ex : un bourgeon de fleurs, un léger rougissement de tomate) et nous nous accordons un temps de réflexion. Parfois très pratiques (ai-je suffisamment préparé mon potager aux pics de chaleur ? ai-je suffisamment retenu d’eau pluviale ?), ces réflexions nous confrontent au doute sur les effets de l’action et nous conduit à accepter l’idée d’une « non-maîtrise » (ex : survenue de pucerons, limaces, maladies).
De plus, il s’agit d’une période cruciale pour l’auto-subsistance alimentaire car les légumes d’été sont les plus productifs et peuvent venir combler des périodes plus creuses si l’on sait les conserver. Elle nous réinscrit ainsi dans une saisonnalité qui n’est pas celle des chiffres d’affaires, des clôtures budgétaires, ni de la production permanente mais celle d’un cycle avec des baisses de régime, des moments d’inaction.
Comprendre ce rythme naturel nous conduit à penser les crises écologique et sanitaire différemment d’un choc brutal systémique que suggère la perspective d’un effondrement. Ni prise de conscience, ni annonce dévastatrice, simplement se rappeler une réalité : loin d’être linéaire, le rythme du vivant suppose des temps de pause que l’on ne peut maîtriser.
Voilà ce que le réseau des territorialistes souhaite aussi défendre : apprendre à se re-pauser, loin de la frénésie de l’arrachement urbain de la terre.
Mathilde Girault du réseau des Territorialistes
Photo personnelle