La métropole est-elle une « [é]chelle pertinente de nos villes réelles ou seules unités compétitives de l’économie globale » se demandent Julien Damon et Thierry Paquot [1] ? Selon le réseau des Territorialistes, la métropolisation des villes ne constituerait pas seulement un changement d’échelle et de proportion, mais opèrerait une évolution du vécu urbain (les ressentirs et les affects suscités par l’expérience urbaine) et de l’urbanité (les valeurs associées à la ville). Les expériences habitantes des grandes villes et des métropoles sont différentes, suscitant donc des « ressentirs » différents. Pourtant, nous allons voir, dans ce premier épisode, que cette différence des « ressentirs » habitants se révèle peu renseignée par la recherche académique ; cette dernière continue de conférer à l’urbanité une capacité d’émancipation collective par le progrès individuel, reconnaissant donc peu les affects d’injustice, de relégation, d’étouffement, etc., que suscitent les expériences urbaines. La puissance subversive voire transformatrice attribuée aux résistances métrpolitaines s’expliquerait par cette représentation émancipatoire de l’urbanité, très largement véhiculée notamment par le discours académique.
Normalisation des expériences urbaines : Des esthétiques aux conduites
La concentration métropolitaine des populations et des activités socio-économiques demande, par exemple, un changement de la forme urbaine, notamment par la réhabilitation des patrimoines historiques centraux, l’amplification des grands chantiers de la rénovation urbaine, la multiplication des grands équipements dits structurants de l’aménagement (transports, sports, commerce, culture…). De même, la concentration suppose une attractivité métropolitaine qui se construit par une esthétique architecturale (« folies » architecturales, prouesses technologiques, « arts de rue »…) et paysagère (végétalisation des centres-villes, quartiers écologiques, renaturalisation des berges…), identifiée dans un branding et son naming.
Cette métropolisation des formes et esthétiques urbaines conduit à homogénéiser les expériences urbaines. Toute métropole dans le monde a son métro ou son tramway, ses équipements footbalistiques pouvant accueillir des événements mondiaux, son festival, son paysage de skylines avec un parc au pied (sur le modèle de Central Park)… La reproduction de ces expériences urbaines est assurée par un système de sécurisation des espaces publics et d’orientation des modes de vie par la surveillance amplifiée (ex : caméras), les mobiliers connectées (ex : panneaux), les applications des services urbains (ex : de mobilité)…
De cette normalisation des expériences urbaines, les EcoQuartiers constituent à la fois un exemple et un instrument. L’écoquartier véhicule en effet des représentations professionnelles d’un idéal de l’écocitoyen et d’une manière attendue de vivre en ville, déconnectées de la réalité sociale et politique des modes de vie. Cette gouvernementalisation des conduites tend à définir une vision techniciste de la durabilité et à dépolitiser les comportements écologiques [2],comme en attestent les procédés écotechniques de suivi de la consommation individuelle, d’optimisation énergétique [3]…
Selon ces desseins communs aux métropoles (concentration, attractivité et sécurisation), la ville métropolisée serait notre avenir… commun. Un commun imposé et normalisé.
Un darwinisme social par les politiques de métropolisation
Mais ce commun n’est pas destiné à tout le monde. Les politiques de métropolisation s’adressent, indirectement, à un certain public particulièrement doté en capital social et / ou économique et / ou créatif. En effet, les métropoles cherchent à concentrer, donc attirer, des activités et des fonctions requérant un fort capital immatériel (diplômes, savoir-faire, réseaux…) : la conception-recherche, les prestations intellectuelles, le commerce inter-entreprises, la gestion, la culture et les loisirs. Les politiques de métropolisation s’adressent à seulement 40 % des populations métropolitaines de ce jour…
Par là, elles conduisent à des changements de populations : « nouvelles classes dirigeantes » de la finance ou de la communication, fameuses « classes créatives » des secteurs à haute valeur ajoutée (sciences et ingénierie, architecture et design, arts et loisirs…), ainsi que quelques groupes plus historiques, comme la petite bourgeoisie intellectuelle, mais également des jeunes bien formés et un troisième âge bien portant, adeptes du « nomadisme » planétaire.
Ce changement de populations a des conséquences sociales externes (ex : dissémination des catégories populaires) comme internes aux métropoles (ex : gentrifications et ségrégations spatiales croissantes), qui focalisent de plus en plus l’attention des chercheur·e·s (ex : Chabrol, Collet, Giroud, Launay, Rousseau et Minassian, 2016). Nous sommes bien loin de l’urbanité comme valeur de l’accueil, tel que peuvent encore la définir certains [4].
Les « ressentirs » habitants de la métropolisation
Ces « ressentirs » apparaissent comme communs du fait de la généralité des processus décrits, des sujets cristallisant ces ressentirs, et des affects partagés qu’ils nourrissent. En effet, ces « ressentirs » se structurent autour de sensations et d’émotions, d’impressions et de sentiments, de plus en plus partagées :
- Une sensation d’accélération sans frein des rythmes de vie par fonctionnalisation des lieux et par une hypermobilité de plus en plus vantée comme premier capital social, et une impression d’étouffement par la concentration spatiale des flux de populations et par la dilatation temporelle des activités (cf. colonisation des temps sociaux de repos),
- Un sentiment croissant d’exclusion face aux mutations sociales rapides des espaces, directement relié à la question des contraintes temporelles personnelles dans un monde urbain en accélération (ex : nouvelles enclosures résidentielles et ségrégations croissantes),
- Des émotions de plus en plus vives vis-à-vis de l’altération écologique des milieux (ex : fournaises et ressentis de suffocation), et, dans le même temps, un sentiment de culpabilité voire d’injustice à travers les effets de l’institutionnalisation du discours écologique et de la gouvernementalité néolibérale des conduites (ex : diffusion des éco-gestes) qui entraine de l’incompréhension voire du mécontentement et constitue un frein à la transformation des modes de vie,
- Et quelques croyances manifestes d’une relégation politique dans une frange devenue majoritaire de la population, qu’elle vive en dedans ou, surtout, en dehors des grandes villes (fameux débat sur la « France périphérique »… et ses Gilets jaunes), et un sentiment de défiance vis-à-vis des politiques institutionnelles et des élus qui traduit un accès inégal à la sphère publique et une fragilisation de l’idéal démocratique.
Des « ressentirs » oubliés par la recherche académique contemporaine
Si les gouvernances métropolitaines sont de plus en plus analysées [5], les « ressentirs » de ces évolutions n’interpellent que peu les milieux de la recherche actuellement. Pourtant, dès le milieu des années 1960, l’homogénéisation des expériences urbaines et leurs effets en termes de « ressentirs » ont été dessinés par des chercheurs : Radkowski par l’habiter [6], Lefebvre et Régulier par la rythmanalyse [7], et, bien-sûr, Debord et Vaneigem avec l’œuvre psychogéographique. Le symbole de puissance et de prospérité que constitue la métropole semblait dès lors durablement écorné, amenant par exemple Françoise Choay, Gaston Bardet ou Paul-Henry Chombart de Lauwe, à lutter contre son gigantisme, sa promiscuité, et son excès d’anonymat de l’urbain, annonçant parfois à cette aune… la « fin des villes » [8] ou « la mort de la ville » [9].
Cette entrée analytique par les ressentirs est née de l’observation d’une évolution de l’urbanité sous l’égide des métropoles. Alors que prédominait une représentation de la ville comme un théâtre d’opportunités et de liens sociaux (cf. définition véhiculée par l’Ecole de Chicago), ces chercheurs ont questionné dans les années 1970 la capacité des villes grossissantes à réaliser les valeurs dont elles se réclamaient. On y parlait déjà de machine à « consommer de la sociabilité » [10]. Ils ont notamment remis en cause la fable « inclusive » tant défendue par des messages institutionnels et grands discours académiques, toujours très actuels :
- élévation sociale et émancipation collective des vagues successives de populations issues des exodes ruraux forcés (d’abord par accès à l’emploi et au salariat) ;
- intégration individuelle à la mosaïque humaine par le brassage culturel et le mélange social…
- dans le respect de l’anonymat de chacun (en lieu et place du « contrôle social » de l’appartenance villageoise).
Ils interrogeaient même un certain déterminisme social par la forme et l’esthétique métropolitaines, prenant la forme d’une « fusion-confusion entre la connotation d’une certaine forme écologique et l’assignation d’un contenu culturel spécifique » [11]. C’est le fondement même des savoirs de gouvernement autour de l’aménagement et l’urbanisme, l’architecture et le paysagisme, etc., qui est ici questionné.
Des luttes urbaines aux résistances à la métropolisation
A l’inverse des ressentirs en eux-mêmes, leurs effets sont largement visibles. Ces ressentirs suscitent des désirs de transformation des cadres et organisations urbains, des réseaux et sociabilités urbains, sous la forme d’une diversité et multiplicité de résistances et d’alternatives au sein des cœurs urbains en voie rapide de métropolisation [12].
Nul ne peut par exemple nier la vigueur actualisée des squats, d’abord militants [13], et surtout du mouvement dit des places : des Printemps arabes (Taksim à Istanbul, Tahrir au Caire, Kasbah à Tunis…) aux différents Occupy (ex : Zuccotti à New York) voire Indignés, des mobilisations anti-austéritaires (du 15-M dans les traces des Indignés à la Puerta del Sol à Madrid ; de la Place Syntagma à Athènes ; de la Plaça Catalunyà de Barcelone…) aux Nuits Debout voire à Maïdan (Kiev). Nous ne minorons pas non plus certains regains, très souvent sporadiques mais par moment fort éloquents :
- depuis des marches anti-touristes à Venise et à Barcelone, la lutte contre la gentrification à Lisbonne [14], ou encore, de plus large ampleur, pour la gratuité des transports au Brésil [15] voire le mouvement citoyens engagé à Berlin avec son célèbre « Fuck Off Google ! » contre les grands bailleurs privés (et notamment des revendicatios fortes de gel des loyers) [16],
- jusqu’à des convergences politiques remarquées, récemment contre l’emballement équipementier du Grand Paris [17] et plus historiquement contre l’écologie forcement vertueuse d’une ville devenue au forceps éco-métropole [18],
- avec dès lors des causes réapparues, à l’exemple du droit à la ville à Madrid avec les Laboratorios ciudadanos ou encore à Genève [19].
Enfin, les actions dites de l’alternative par l’entraide ne cessent de foisonner en ville : Disco Soupes et bricothèques, recycleries et ateliers de réparation, boîtes à partage et bacs à cultiver [20]… Par toutes ces actions, la métropole suscite l’espoir de sa transformation intérieure.
Quelle portée à la transformation des résistances métropolitaines ?
Mais, lorsque l’hyper (-activité, -mobilité, -connectivité, -urbain…) gouverne à ce point nos vies par les mouvements incessants et le divertissement permanant ; lorsque la grande ville est à ce point marquée par des dynamiques de normalisation des expériences urbaines et de darwinisme social, est-elle encore un milieu propice tant à la diversité (sociale, culturelle, ethnique…) qu’à l’altérité (par la rencontre et le mélange), tant à l’hospitalité (par l’accueil et la dignité) qu’à l’urbanité (dans les rues et sur les places, dans les parcs et les squares…) ? Peut-elle encore être le berceau du fameux « esprit des villes » et de ses vertus prétendument cardinales [21] ? Si la ville métropolisée ne fait plus société voire Cité [22], peut-elle encore faire Polis ? Cette ville ne constituerait-t-elle pas dès lors, pour retourner le célèbre titre de Harding, la tragédie première des communs ?
[1] Julien Damon, Thierry Paquot, 2014, Les cent mots de la ville, Presses Universitaires de France, Coll. Que-sais-je ?, 128 p.
[2] Hélène Reigner, 2015, « Une gouvernementalisation néohygiéniste et néolibérale des conduites », dans Boissonade Jérôme (dir.), La ville durable controversée. Les dynamiques urbaines dans le mouvement critique, Paris, Editions Petra, pp.171-195.
[3] Cf. Thèse en cours en Géographie et Aménagement de Karl Berthelot (EHESS, Géographie-Cités) sur les cultures sociales de l’écologie et l’écocitoyenneté en écoquartier.
[4] Par exemple : Jacques Lévy, Urbanité/s, documentaire, 2014.
[5] Par exemple : Christian Lefèvre, 2013, Nathalie Roseau et Tommaso Vitale, De la ville à la métropole. Les défis de la gouvernance, Paris, L’Œil d’or, 400p.
[6] Georges-Hubert de Radkowski, 2002, Anthropologie de l’habiter, Paris, PUF (textes écrits entre 1963 et 1968)
[7] Henri Lefebvre et Catherine Régulier, 1985, « Le projet rythmanalytique », Communications, 41, p. 193-194.
[8] Pau-Henry Chombart de Lauwe, 1982, La fin des villes : mythe ou réalité ?, Paris, Calmann-Lévy, 246 p.
[9] Françoise Choay, 1994, « Le règne de l’urbain et la mort de la ville », dans La Ville, art et architecture en Europe, 1870–1993, Paris, Centre Georges Pompidou, pp. 26-35.
[10] Jean-Pierre Garnier et Denis Goldschmidt, 1978, La comédie urbaine, Paris, Maspéro, p. 176.
[11] Manuel Castells, 1972, La question urbaine, Paris, Maspero, p. 111.
[12] Harvey, 2015, Editions du Sextant, 157 p.
[13] Thomas Aguilera et Florence Bouillon, « Le squat, un droit à la ville en actes », Mouvements n°74, 2013/2, pp. 132 – 142, Disponible en ligne
[14] Particulièrement dans le quartier Alfama : http://jefklak.org/?p=5088
[15] Journées de Juin dans les villes brésiliennes en 2013.
[16] Rachel Knaebel, 2019, « Face à l’explosion des loyers à Berlin, un puissant mouvement d’habitants veut exproprier les gros bailleurs privés », Bastamag, Disponible en ligne
[17] Depuis la Costif (Coordination pour la solidarité des territoires d’Ile-de-France et contre le Grand Paris) jusqu’à l’assemblée des collectifs en lutte contre le Grand Paris
[18] Quartier Libre des Lentillères à Dijon
[19] https://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/deux-mille-personnes-manifestent-ville-chere/story/
[20] Nous ne parlons pas ici de la multiplication des Tiers-lieux, Fablabs et HackLabs avec le mot d’ordre du Do It Yourself et ses véhicules techniques (ex : Civic Tech), tant il faut savoir raison garder sur les nouvelles prophéties de l’économie dite collaborative et de son urbanisme éponyme (ex : gentrification provoquée par la réoccupation temporaire de friches urbaines).
[21] Thierry Paquot, 2010, L’esprit des villes, Infolio, 368p.
[22] Jacques Donzelot, 1999 « La nouvelle question urbaine », Esprit, n° 258, p. 87-114.
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